«Une question de rapport de force» (Libération)

Depuis deux ou trois ans, en effet, s’impose le sentiment que la bataille livrée chaque semaine par les «petits» distributeurs n’a plus tellement pour objet de trouver un public à leur film, mais des écrans pour les projeter. Ces dernières semaines, on a ainsi pu s’étonner de la distribution famélique des Chiens errants, signé pourtant par un cinéaste de la stature du Chinois Tsai Ming-liang, ou d’un premier film aussi fort et séduisant que les Bruits de Recifedu Brésilien Kleber Mendonça Filho. Par delà l’hégémonie inchangée du cinéma le plus commercial, on peut observer une standardisation similaire des programmations art et essai autour d’un cartel de film d’auteurs médians, tous distribués par des sociétés, certes indépendantes, mais suffisamment puissantes pour imposer leurs films au marché à grand renfort de marketing adroit (récemment, Ida ou The Lunchbox).

La France a des problèmes de riche : aucun pays au monde n’offre une telle pluralité de sorties chaque semaine, mais les conditions d’accès au public paraissent désormais plus polarisées que jamais entre riches et pauvres. Même bercé par le flux et reflux des dizaines de sorties hebdomadaires, on ne peut que se demander si, par des ajustements encore discrets mais massifs, ne s’opère pas un saccage en règle du biotope le plus fragile, le cinéma dit de recherche, ainsi que du supposé principe d’une diversité accessible à la majorité. Tour d’horizon de ce qu’il en reste, avec quelques-uns de ses principaux acteurs.

STÉPHANE AUCLAIRE UFO DISTRIBUTION («WRONG COPS»)

«Il y a indéniablement eu un tournant aggravant lié au passage au numérique, qui aurait pourtant dû paradoxalement favoriser la diffusion et la circulation de tous les films. La réduction considérable des coûts des copies fait qu’il est désormais beaucoup plus facile d’arroser. Les écarts se creusent : les grosses sorties sont de plus en plus grosses, ce qui ne laisse que des miettes aux autres. Mais ce qui a changé, c’est moins les volumes de sortie des très gros films populaires que ceux des sorties art et essai les plus imposantes. Pour résister aux gros et aux majors, les moyens vont suivre la même logique : occuper le terrain, quitte à sortir sur des combinaisons disproportionnées. Sauf que leurs vingt salles parisiennes, ils ne les piquent pas à Warner, mais à une myriade de petits. Il n’y a plus de petits trucs qui se développent discrètement sur la durée, de films que l’on va voir dans un frisson contre-culturel pour s’approprier un objet qui n’appartiendrait qu’à soi, car désormais les petites sorties, trop nombreuses, inspirent une espèce de méfiance. Il n’y a presque plus de paris, rien qu’une logique de cases très rigide, et des films qui tentent de rafler la mise.»

MARIE PASCAUD ZOOTROPE FILMS («L’ECLAT DU JOUR»)

«Aujourd’hui, la programmation des films est devenue très difficile, en particulier à Paris, où sont réalisées plus de la moitié des entrées. A une époque récente, y sortir un film art et essai sur quatre copies était presque un minimum, aujourd’hui il y en a énormément qui ne bénéficient que d’une ou deux salles. On se retrouve à remercier les exploitants de nous laisser rentrer sur le marché, parce que c’est de moins en moins évident. Les gens ne veulent plus regarder les films parce qu’il y en aurait trop, mais ils ont peur de rater quelque chose, d’où une considérable uniformisation. Sur l’Eclat du jour, un programmateur de circuit m’a dit durant une demi-heure combien il avait adoré le film, mais sans me donner de salle derrière, parce qu’il fallait doubler les copies d’un plus gros film d’auteur, dont il sait que le distributeur peut claquer des sommes énormes dans la promotion.»

THOMAS ORDONNEAU SHELLAC («LA BATAILLE DE SOLFÉRINO»)

«Peu importe la force de nos films, être fort, c’est parvenir à imposer tes sorties à tous les circuits, sortir sur 200 copies un film qui ferait presque les mêmes entrées sur 100. Et, bien évidemment, cela ne veut pas dire dans 100 communes de plus, mais trois salles à Toulouse au lieu d’une, ce qui va fermer les portes de la ville à d’autres films. Il y a là quelque chose de destructeur, qui était dans l’air du temps et qui s’est bouclé, accéléré avec le numérique. Il n’y a pas de recherche de justesse, on veut tout ramasser et tout de suite, mais à quel prix ? Ce n’est pas une question d’argent, mais de rapport de force. Dans la négociation distributeur-exploitant, aujourd’hui, on parle très peu du film, de cinéma. On sait très bien ce qui se cache derrière la tendance actuelle, on voudrait nettoyer le marché, le circonscrire à des machines à entrées qui vendent des confiseries et des produits dérivés. Par ailleurs, on voit bien que le territoire est en train d’être grignoté par les multiplexes, c’est exponentiel et, bien sûr, ça remet beaucoup en cause les cinémas de proximité. Il y a là quelque chose de très dangereux sur lequel les pouvoirs publics devraient se pencher. Les autres, allez jouer sur Internet. Cela dénote bien d’une absence de vision quant au pouvoir de la salle, en tant que lieu citoyen du vivre ensemble, de découverte et de diversité, où se joue quelque chose de politiquement très fort. Et c’est ça, ce maillage-là, qui est attaqué.»

FRÉDÉRIC CORVEZ URBAN DISTRIBUTION («LES CHIENS ERRANTS»)

«La situation se dégrade depuis quatre ans et, aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on sort exactement le genre de films d’auteur dont les salles ne veulent plus. C’était clairement le cas pour le dernier film de Tsai Ming-liang. On a sorti les Chiens Errants sur 18 salles, on a essayé d’être présents dans les circuits Gaumont et UGC, sans succès. Chez MK2, on a investi de la pub, on nous a baladés jusqu’au dernier moment, en nous faisant croire qu’on aurait quelques séances sur le MK2 Quai de Loire… Finalement, on n’a pu être qu’au MK2 Beaubourg, ce qui est déjà une aubaine, parce que c’est une salle centrale avec un public fidèle. J’ai le sentiment qu’on se bat pour avoir ce qu’on peut appeler des « mauvaises » salles. Donc, si on résume, les exploitants nous empêchent d’entrer sur certains films, mais refusent aussi que l’on réfléchisse à des solutions alternatives. C’est un peu comme en Chine où on envoie la facture de la balle de revolver qui a servi à liquider le condamné.»

JULIEN REJL CAPRICCI FILMS («LA JALOUSIE»)

«On va sortir Après la nuit, de Basil Da Cunha, dans le cadre du projet européen Tide, simultanément en France, en Angleterre, en Espagne et en Belgique, en salles et en VOD [vidéo à la demande, ndlr]. Plutôt que de discuter de la philosophie de la salle versus celle de la VOD, je préfère réfléchir en termes de points d’accès, car il y a urgence à trouver des écrans ! En salles ou sur tablettes.

«Avant de sonner l’alarme, ayons l’honnêteté d’être en phase avec l’époque. Pour nos films, la VOD ne menace pas la salle, la consommation des biens culturels a déjà changé : avec Internet, le spectateur a la possibilité d’aller chercher ce qu’il veut où il veut. Le cinéma n’y échappe pas. Et ça représente une véritable opportunité pour les films les moins médiatisés. Je suis un fervent défenseur et un enfant de la salle, mais, par pitié, laissons les spectateurs, qui sont de grandes personnes, choisir la façon dont ils veulent découvrir les films et replaçons l’œuvre au cœur d’une politique des auteurs.»

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